“Thich Nhât Hanh écrit ses poèmes de tout son être”, dit Soeur Chan Khong. En ces temps troublés, sa poésie est un moyen de nous relier à nos émotions avec douceur.
Ce poème a été écrit par Thich Nhat Hanh (Thay) après une longue méditation, alors que l'on rapportait que la moitié des boat people fuyant le Vietnam mourraient dans l'océan et que de nombreuses jeunes filles, boat people, avaient été violées par des pirates des mers."Il y a trois personnes", nous dit Thay, "la jeune fille de douze ans, le pirate et moi. Pouvons-nous nous regarder et nous reconnaître les uns dans les autres ?"
S’il vous plaît, appelez-moi par mes vrais noms
Ne dites pas, je serai parti demain,
car je ne cesse de naître, aujourd’hui encore.
Regardez en profondeur : je nais à chaque seconde
bourgeon sur une branche printanière,
oisillon aux ailes encore fragiles,
apprenant à chanter dans mon nouveau nid,
chenille au coeur d’une fleur ;
bijou caché dans une pierre.
Je ne cesse de naître, pour rire et pour pleurer ; pour craindre et pour espérer :
Mon cœur est rythmé par la naissance et
la mort de tout ce qui est vivant.
Je suis l’éphémère se métamorphosant sur l’eau de la rivière,
et je suis l’oiseau qui, au printemps, naît juste à temps
pour manger l’éphémère.
Je suis la grenouille nageant heureuse dans la mare claire,
Et je suis l’orvet approchant en silence pour se nourrir de la grenouille.
Je suis l’enfant d’Ouganda, décharné, squelettique,
aux jambes pareilles à des bambous fragiles,
et je suis le marchand d’armes vendant des armes meurtrières à l’Ouganda.
Je suis la fillette de douze ans, réfugiée sur une frêle embarcation,
Se jetant à l’eau pour avoir été violée par un pirate,
et je suis le pirate, au coeur incapable encore de voir et d’aimer :
Je suis un membre du Politburo,
et je suis l’homme qui doit acquitter sa “dette de sang ” envers mon peuple,
mourant lentement aux travaux forcés.
Ma joie est comme le printemps, chaude,
au point d’épanouir des fleurs en tout mode de vie.
Ma peine forme une rivière de larmes, débordante,
au point d’emplir les quatre océans.
S’il vous plaît, appelez-moi par mes vrais noms,
Que j’entende ensemble mes cris et mes rires,
Que je voie ma joie mais aussi ma peine.
Appelez-moi, s’il vous plaît, par mes vrais noms,
Que je m’éveille, et ouvre pour toujours la porte de mon cœur,
la porte de la compassion.
Thich Nhat Hanh racontes l’histoire de ce poème
Après la guerre du Viêt Nam, de nombreuses personnes nous écrivirent au Village des Pruniers. Nous recevions des centaines de lettres chaque semaine en provenance des camps de réfugiés de Singapour, de Malaisie, d’Indonésie, de Thaïlande et des Philippines. C’était très douloureux de les lire, mais nous devions rester en contact. Nous avons fait de notre mieux pour aider, mais la souffrance était énorme et nous étions parfois découragés. On rapporte que la moitié des boat people fuyant le Vietnam sont morts dans l’océan ; seule la moitié est arrivée sur les côtes de l’Asie du Sud-Est.
De nombreuses jeunes filles, boat people, ont été violées par des pirates des mers. Bien que les Nations unies et de nombreux pays aient tenté d’aider le gouvernement thaïlandais à prévenir ce type de piraterie, les pirates de mer ont continué à infliger de nombreuses souffrances aux réfugiés. Un jour, nous avons reçu une lettre nous parlant d’une jeune fille sur un petit bateau qui avait été violée par un pirate thaïlandais.
Elle n’avait que douze ans, elle a sauté dans l’océan et s’est noyée.
Lorsque vous apprenez une telle chose, vous êtes en colère contre le pirate. Vous prenez naturellement le parti de la jeune fille. Mais en y regardant de plus près, vous verrez les choses différemment. Si vous prenez le parti de la petite fille, c’est facile. Il suffit de prendre un fusil et de tirer sur le pirate. Mais nous ne pouvons pas faire cela. Dans ma méditation, j’ai vu que si j’étais né dans le village du pirate et que j’avais été élevé dans les mêmes conditions que lui, je serais maintenant le pirate. Il y a une grande probabilité que je devienne un pirate. Je ne peux pas me condamner aussi facilement. Dans ma méditation, j’ai vu que de nombreux bébés naissent le long du golfe de Siam, des centaines chaque jour, et si nous, éducateurs, travailleurs sociaux, politiciens et autres, ne faisons rien pour remédier à la situation, dans vingt-cinq ans, un certain nombre d’entre eux deviendront des pirates de mer. C’est certain. Si vous ou moi sommes nés aujourd’hui dans ces villages de pêcheurs, nous deviendrons peut-être des pirates de la mer dans vingt-cinq ans. Si vous prenez un fusil et tirez sur le pirate, vous tirez sur nous tous, car nous sommes tous, dans une certaine mesure, responsables de cet état de fait.
Après une longue méditation, j’ai écrit ce poème. Il y a trois personnes : la jeune fille de douze ans, le pirate et moi. Pouvons-nous nous regarder et nous reconnaître les uns dans les autres ? Le titre du poème est “S’il vous plaît, appelez-moi par mes vrais noms”, parce que j’ai tellement de noms. Lorsque j’entends l’un de ces noms, je dois dire “oui”.