Dans le Soutra de la Maîtrise du Serpent, nous sommes appelés à chercher l’éveil sans nous laisser piéger par les mots ni les concepts, à l’instar d’une personne capable d’attraper un serpent sans se faire mordre.
Traduit par Thich Nhat Hanh à partir de l’Arittha Sutra, Madhyama Āgama 220 (chinois), et de l’Alagaddupama Sutta, Majjhima Nikāya 22 (pali).
Ainsi ai-je entendu le Bouddha enseigner, un jour où il demeurait encore au monastère d’Anathapindika, dans le Parc de Jeta non loin de Shravasti. À cette époque, le bhikshu Arittha, qui avait été dresseur de vautours avant d’entrer dans les ordres, croyait à tort ce qui suit : “D’après ce que je comprends des enseignements de l’Éveillé, se réjouir des plaisirs sensuels ne constitue aucun obstacle à la pratique. »
Quand cette affirmation parvint aux oreilles de plusieurs bhikshus, ceux-ci allèrent voir Arittha et lui demandèrent : « Frère Arittha, as-tu vraiment dit que, selon ce que tu avais compris des enseignements du Bouddha, se réjouir des plaisirs sensuels ne constituait aucun obstacle à la pratique ?
— Oui, chers amis, cela est vrai, répondit le bhikshu Arittha. Je crois que le Bouddha ne considère pas les plaisirs des sens comme un obstacle à la pratique.
— Frère Arittha, dirent les bhikshus, ne dénature pas les enseignements du Bouddha, et ne le calomnie pas. Le Bouddha n’a jamais dit de telles choses. Au contraire, Frère Arittha, le Bouddha a utilisé de nombreux exemples pour nous dire que les plaisirs des sens sont un obstacle à la pratique. Tu devrais abandonner ta vue fausse.
Mais le moine Arittha n’écoutait pas les conseils des bhikshus. Il s’accrochait à sa vue fausse et persistait à soutenir que sa pensée était la vérité, et que tous les autres se trompaient. Les bhikshus intervinrent en vain jusqu’à trois fois, puis ils arrêtèrent et partirent. Ils se rendirent auprès du Bouddha, se prosternèrent aux pieds du Seigneur, s’assirent a ses côtés, et lui racontèrent ce qui s’était passé. Le Bouddha demanda à l’un des bhikshus d’aller inviter Arittha à venir. Il réprimanda ce dernier, puis enseigna aux bhikshus :
« Moines, vous devez étudier profondément et correctement le sens de mes enseignements avant de les mettre en pratique. Si vous n’avez pas encore compris correctement la signification de telle ou telle parole, questionnez-moi d’abord ou demandez à l’un de vos aînés dont la connaissance du Dharma est plus avancée, ou à un frère dont la pratique touche à l’excellence. Pourquoi ? Un certain nombre de personnes, sans la vision profonde, ont mal saisi la lettre ou l’esprit des enseignements, et elles ont compris à l’envers ce qui a été dit dans des soutras sous forme de poésie ou de prose, de prédictions, d’abrégés versifiés, de production interdépendante, de métaphores, de propos spontanés, de citations, d’histoires relatives aux vies précédentes, de phénomènes merveilleux, de commentaires détaillés ou d’éclaircissements au moyen de définitions. Ces personnes ont étudié dans l’intention de l’emporter dans des débats et non de pratiquer pour atteindre la libération. Animées par de tels motifs, elles s’emprisonnent dans la forme et ne reçoivent pas la vraie signification des enseignements. Elles connaissent nombre de difficultés, endurent des épreuves inutiles, et se fatiguent finalement en pure perte.
« Elles sont semblables à un homme qui tente d’attraper des serpents dans la nature. Aussitôt qu’il en voit un grand, il tend la main pour saisir son corps et ainsi, celui-ci se retourne et le mord au poignet, à la jambe ou à une quelconque partie de son corps. Capturer un serpent de la sorte n’apporte rien, et au contraire ne peut que provoquer des malheurs. C’est parce que cet homme ne connaît pas l’art d’attraper des serpents. Une personne qui n’étudie pas le Dharma intelligemment est pareille. Ne sachant pas comment étudier, elle peut comprendre le contraire de ce qui est enseigné. Cependant, une personne intelligente sait comment saisir habilement à la fois la lettre et l’esprit d’un soutra. Ainsi, elle ne comprendra pas les enseignements à contresens. Elle n’étudie pas dans le but de faire étalage de son savoir ou d’argumenter avec autrui. Elle le fait dans le but de trouver le chemin de la libération. C’est pourquoi elle ne souffre pas de dur labeur et ne se fatigue pas. Elle est semblable à un chasseur de serpent qui sait se servir d’une fourche : dans la nature, aussitôt qu’il aperçoit un grand serpent, il appuie immédiatement la fourche sur son cou et saisit sa tête avec la main. Alors, même si le serpent brandit sa queue, s’enroule autour de son poignet, de sa jambe ou de toute autre partie de son corps, il ne pourra le mordre. Parce que la personne maîtrise la technique, elle n’a pas besoin de travailler dur et ne se fatigue point. Lorsqu’un fils ou une fille de bonne famille étudie un soutra, il ou elle devrait faire preuve d’une grande habileté de manière à ne pas comprendre la lettre et l’esprit à contresens, et afin de saisir le véritable enseignement. Il ou elle ne devrait pas étudier dans le dessein de spéculer et de débattre, mais seulement dans le but de rechercher la libération. Il ou elle ne connaîtra alors ni le dur labeur, ni la fatigue. (C)
« Chers frères, je vous ai répété maintes fois l’exemple du radeau, et j’ai bien insisté sur la nécessité de reconnaître le moment où il faut abandonner le radeau et ne plus vous y accrocher. Imaginez qu’un jour, l’eau se déverse de la montagne, forme un torrent en crue et emporte sur son passage tous les biens. Un homme veut traverser le torrent, mais il ne trouve ni pont ni barque. “Il me faut aller à l’autre rive, réfléchit-il, mais quel est le moyen le plus sûr d’y parvenir ?” Après avoir examiné la situation, il ramasse des branches et branchages afin de les assembler en un radeau pour gagner l’autre rive en toute sécurité. Mais une fois arrivé de l’autre côté, le voilà qui pense : “J’ai consacré tant de temps et d’énergie pour confectionner ce radeau qui m’a emmené jusqu’ici. Je ne devrais pas le jeter. Je vais continuer mon chemin en l’emportant sur mes épaules ou sur ma tête.” Et ainsi, il reprend sa route en emportant le radeau. Chers moines, pensez-vous qu’il est utile d’agir ainsi ?
— Certes non, Honoré-par-le-Monde, répondirent les bhikshus.
— Que devrait faire cet homme pour que le radeau soit encore utile ?… Il devrait penser comme ceci : “Ce radeau m’a aidé à franchir le torrent en sécurité. À présent, il vaut mieux le laisser sur l’eau ou sur la berge afin qu’une autre personne puisse s’en servir,” Chers bhikshus, serait-il plus bénéfique de penser et d’agir ainsi ?
— Sans nul doute, Honoré-par-le-Monde, acquiescèrent les moines.
— C’est pourquoi je vous ai parlé maintes fois de l’exemple du radeau, enseigna le Bouddha. Il faut abandonner même le Dharma, pour ne rien dire du non-Dharma. (C)
«Chers bhikshus, il existe six fondements aux vues, autrement dit, six sortes de fausses perceptions qu’il faut abandonner. Quels sont-ils ces six fondements ?
« Premièrement, il s’agit du corps physique. Qu’il appartienne au passé, au présent ou au futur, qu’il soit à l’intérieur ou à l’extérieur, subtil ou grossier, laid ou beau, proche ou lointain, ce corps n’est pas mien, n’est pas moi, n’est pas le soi (atma). Un bhikshu devrait regarder profondément afin de saisir la vérité à propos du corps.
« Deuxièmement, il s’agit des sensations.
« Troisièmement, il s’agit des perceptions.
« Quatrièmement, il s’agit des formations mentales.
« Que ces phénomènes appartiennent au passé, au présent ou au futur, qu’ils soient à l’intérieur ou à l’extérieur, subtils ou grossiers, laids ou beaux, proches ou lointains, ils ne sont pas miens, ne sont pas moi, ne sont pas le soi.
« Cinquièmement, il s’agit de la conscience : quoi que nous voyions, entendions, percevions, sachions, saisissions, observions et pensions, maintenant ou à un autre moment, tout cela n’est pas mien, n’est pas moi, n’est pas le soi.
« Finalement, il s’agit du monde. Certains croient : “Le monde est le soi. Le soi est le monde. Le monde-est moi. Je continuerai d’exister sans le moindre changement après ma mort. Je suis éternel. Jamais je ne disparaîtrai.” Nous devrions méditer afin de comprendre que le monde n’est pas mien, n’est pas moi, n’est pas le soi. Nous méditons ainsi afin de saisir la vérité concernant le monde. » (C)
Après avoir entendu ces paroles, un bhikshu se leva, découvrit son épaule droite, joignit ses mains avec respect et demanda au Bouddha : « Honoré-par-le-Monde, l’angoisse et l’anxiété peuvent-elles provenir d’une cause interne ?
— Peut-être, répondit le Bouddha. Si une personne perçoit et parle comme ceci : “Cette chose-là n’existait pas dans le passé. Elle est venue à l’existence, mais à présent, elle n’existe plus.” En percevant et en disant cela, cette personne pourrait se sentir triste, se lamenter, pleurer et se frapper la poitrine jusqu’à la folie. Voilà l’angoisse et l’anxiété provenant d’une cause interne.
— Honoré-par-le-Monde, reprit le bhikshu, une cause externe peut-elle mener à l’angoisse et à l’anxiété ?
— Peut-être, répondit le Bouddha. Supposons qu’une personne perçoive et déclare : “Ceci est le soi. Ceci est le monde. Ceci est moi. J’existerai à jamais.” Puis si elle rencontre le Bouddha ou un de ses disciples dotés de la compréhension et de l’intelligence nécessaires pour lui enseigner comment abandonner les perceptions fausses sur l’attachement au corps, au soi, à l’objet appartenant au soi : comment abandonner l’orgueil, les formations internes et les afflictions, peut-être la personne pensera-t-elle alors : “Alors, c’est fini. Je dois tout abandonner. Je ne suis pas le monde. Je ne suis pas moi-même. Je ne suis pas le soi. Je n’existerai pas à jamais. Après la mort, je serai complètement anéanti. Il ne reste plus rien à aimer, plus rien de quoi se réjouir ou de quoi se souvenir .” Et cette personne peut se sentir triste, se lamenter, pleurer et se frapper la poitrine jusqu’à la folie. Voilà la cause externe qui peut mener à l’angoisse et l’anxiété.
« Moines, demanda le Bouddha, percevez-vous le soi et les cinq agrégats comme quelque chose de permanent, d’immuable et éternel ?
— Non, Vénérable Maître,
— Existe-t-il quelque chose que nous percevons et saisissons avec le désir et l’attachement, et qui ne provoque ni l’anxiété, ni la fatigue, ni les pleurs, ni la souffrance, ni le désespoir ?
— Non, Honoré-par-le-Monde.
— Voyez-vous un fondement d’une vue du soi qui ne provoque ni l’anxiété, ni la fatigue, ni les pleurs, ni la souffrance, ni le désespoir ?
— Non, Vénérable Maître.
— Très bien. Chaque fois qu’il y a l’idée du moi, il y a également l’idée du mien. Quand il n’existe pas d’idée du moi, l’idée du mien ne saurait exister. Le moi et le mien sont des concepts qui ne peuvent être saisis ni établis. Si ces fausses perceptions surgissent en nous, elles deviendront des formations internes. Celles-ci sont créées à partir de concepts qui ne peuvent être saisis ni établis. Voyez-vous que ces formations internes ne sont rien d’autre que des fausses perceptions, et qu’une chaîne des résultats de ces dernières, comme dans le cas du bhikshu Arittha ? (C)
« Si à travers les six objets des sens (le corps, la sensation, la perception, la formation mentale, la conscience et le monde), le bhikshu ne donne pas naissance à l’idée d’un moi ou d’un mien, il ne sera pas attaché par les liens de la vie. Détaché des liens de la vie, il transcendera la peur. La peur transcendée, il atteindra donc le Nirvana. Il comprendra que pour lui, Le cycle de souffrance est terminé, qu’une vie pure est accomplie, que ce qui était à faire est fait, qu’il se libère de la naissance et de la mort et qu’il touche la vérité des choses telles qu’elles sont. Un tel bhikshu a comblé et franchi le fossé, détruit le rempart, déverrouillé complètement la porte et s’est regardé droit dans le miroir de la plus noble compréhension.
« Bhikshus, tel est le cas du Tathâgata et des bhikshus qui ont atteint la libération. Les déités Indra, Prajapati, Brahma, et ceux qui les entourent ont beau s’évertuer à chercher, ils ne sauraient trouver la moindre trace de la base de la conscience du Tathâgara. Je vous ai souvent dit : “Le Tathâgata est l’état noble, l’état de fraîcheur dans lequel ni la chaleur fébrile, ni la lamentation ne se trouvent” Plusieurs religieux et brahmanes, m’ayant entendu tenir de tels propos, m’ont calomnié en affirmant que je disais des mensonges, que je n’étais pas honnête : “Le moine Gautama préconise une théorie nihiliste et la doctrine de la non-existence absolue, alors qu’en fait, les êtres vivants existent bel et bien.” Mais le Tathâgata n’a jamais prôné de telles choses. En vérité, il enseigne seulement la pratique de la cessation de la souffrance menant à l’état de la non-anxiété. Qu’il soit insulté, provoqué, diffamé ou frappé, le Tathâgata ne se met jamais en colère, et ne se laisse jamais aller à la haine ni à la vengeance. Si une personne insulte, diffame et frappe le Tathâgata, comment celui-ci réagit-il ? Il pense : “Si une personne respecte, vénère, se prosterne devant ou couvre d’offrandes le Tathâgata, ce dernier ne sera pas fier. Il pensera tout simplement que cette personne agit ainsi seulement à cause du fruit de l’Éveil et de la transformation dans la personne du Tathâgata.” »
Après avoir entendu les paroles du Bouddha, les bhikshus, animés d’une joie profonde, mirent ses enseignements en pratique. (CC)
Indra: Un des douze dieux hindous qui règnent à l’Est et qui protègent le
Bouddha et le Dharma.
Prajapati : Dieu créateur dans [la mythologie indienne, et aussi un dieu dans les
Vedas.
Brahma: Dieu créateur dans le brahmanisme.
Gautama: Nom de famille du Bouddha Sakyamuni.
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